« le climat actuel n’est pas un accident temporaire, c’est juste l’expression à voix haute de logiques d’oppression qui n’ont jamais cessé d’exister »
Rencontre avec Ben LaMar Gay
Ben LaMar Gay est sans aucun doute un des héritiers et expérimenteurs les plus emblématiques de la Great Black Music d’aujourd’hui. Son œuvre est une invention profondément singulière constante d’un jazz du futur qui ne saurait oublier le passé, infusé par la riche constellation de ce qu’il appelle la « PanAmericana », hybridant avec une aisance désarmante free jazz, hip-hop, samba, musiques électroniques…
Son dernier album en date, Yowzers (2025, International Anthem) est un voyage intime qui puise notamment dans le blues, le gospel et les musiques de résistances afro-américaines. Cet entretien, réalisé en juillet 2025, a été l’occasion de l’interroger sur les motivations de cette nouvelle exploration, de son rapport au folklore afro-américain et en particulier à l’œuvre de Zora Neale Hurston et, surtout, de comprendre sa conception de la musique comme acte radicalement joyeux et secrètement politique, qui veut révéler les liens qui nous unissent au sein des systèmes qui créent de l’isolation.
Entretien réalisé par Nader Beizaei.
NB : En guise d’introduction, peux-tu expliquer pourquoi tu as choisi de faire figurer cette fleur sur la couverture de ton dernier disque ?
BLG : Tout commence par un ami qui m’a parlé d’une grande folkloriste, autrice et anthropologue : Zora Neale Hurston. En découvrant son œuvre, j’ai découvert une nouvelle manière de concevoir la musique : comme une conversation, où chaque individu crée de la beauté en déformant le langage à sa manière. C’est comme arriver dans un autre pays, et essayer de s’adapter et d’apprendre une nouvelle langue. Il y a alors une distorsion entre ce que ton cœur veut dire, ce que ton esprit peut formuler, et ce que ton corps parvient à projeter. C’est une continuité, mais pleine de détours.
La fleur vient d’un conte populaire afro-américain qu’elle a recueilli et documenté dans la nouvelle High John de Conquer. High John de Conquer est un esprit qui, voyant son peuple enlevé et réduit en esclavage, se refuse à le laisser à l’abandon. Il traverse donc l’océan pour aider son peuple opprimé et décimé. À chaque instant de cette période d’oppression, il s’assurait d’être présent partout à la fois. Pour protéger son peuple en l’enveloppant de joie, avant que ne coulent le sang ou les larmes. Quelle que soit l’époque, les oppresseurs finissent toujours par se demander : « pourquoi ces gens ne se résignent-ils pas ? Pourquoi trouvent-ils encore le temps de chanter, de danser, de s’enlacer ? Malgré tout ce qu’on leur inflige, comment se fait-il qu’il y ait de la musique en eux ? ». La vraie musique : celle de la vie, que nos disques ne peuvent qu’esquisser.
Puis vient un moment où les opprimés entrevoient la fin de l’oppression. Ici, on parle des Afro-Américains à l’ère du système esclavagiste, mais c’est vrai pour différents peuples à différentes époques. À ce moment, donc, ils dirent à l’esprit : « on y est arrivé, nous sommes libres. Tu peux repartir maintenant. Merci pour tout ce que tu as fait, on savait qu’on pouvait traverser cette épreuve ». Ce à quoi l’esprit a répondu : « Je n’en suis pas si sûr. Je vous quitte temporairement, mais je vais habiter cette fleur, et vous pourrez toujours m’appeler grâce à cette plante qui pousse dans cette terre. »
Je voulais partager ça. Sans en faire tout un manifeste, simplement glisser une vibration issue de mon folklore, pour aider les gens à survivre les moments difficiles. Cet esprit farceur, enfantin et profond à la fois, pour leur rappeler qu’on peut toujours s’en sortir, leur donner un petit coup de pouce. Tout mon travail s’inscrit dans cet échange d’histoires, avec ces secrets transmis de bouche-à-oreille. On n’a pas toujours besoin de tout livrer à grande échelle : garder une part cachée, c’est se protéger. Sinon, tout finit par être récupéré et vendu — peut-être même ce que je dis là, qui sait ?
NB : En relisant cette nouvelle, j’ai trouvé quelques extraits sur lesquels je voudrais te faire réagir pour te faire parler de ta musique. Le premier extrait est John De Conquer s’adressant aux esclaves pour trouver avec eux un mode de résistance : « Ce dont nous avons besoin, c’est d’un chant. Il n’est pas ici, et je ne sais pas encore où le trouver. Faudrait mieux qu’on parte fouiller. Ça doit être un chant bien particulier. »
Ta musique a une identité propre, mais tu as aussi puisé dans des influences musicales très variées au gré des albums, et dans celui-ci on entend beaucoup de gospel, de work song, ou de blues. Où t’es-tu mis à fouiller pour trouver tes sons ? Ou comment t’y es-tu pris ?
BLG : Où est-ce que je trouve mes sons ? Partout… La question serait plutôt : comment je partage les sons que je reçois, comment je m’y prends vraiment ? Je crois que j’attends une réaction physique. On ressent une chaleur. Après avoir écouté, je décide d’accepter ou de refuser les sons. Quand ça m’atteint à l’intérieur, alors je sais comment le transmettre.
Quand j’étais enfant, je suis tombé amoureux de la culture hip-hop, c’est là que j’ai appris à composer. En samplant, en traînant avec mes amis — et surtout sans qu’un aîné vienne nous dire que la musique c’était comme ceci ou comme cela. Non, c’était plutôt : on entend un son, on l’accepte. Puis on rentrait chez nous, ou on attendait que le grand frère de quelqu’un parte pour se glisser sur ses platines et essayer de rejouer, d’imiter ce qu’on avait entendu.
À cette époque, il y avait tous ces groupes qui faisaient l’éloge de la beauté noire, parlaient de la connexion à une terre ancestrale. Et d’autres qui parlaient de la violence des quartiers, de la drogue. À côté de ça, toute la collection de vinyles de mon père. La culture hip-hop est ce qui a attisé ma curiosité, et m’a fait comprendre qu’entre toutes ces musiques qui semblent disparates, il y a aussi une continuité, du mouvement, des connexions. J’ai donc décidé de rencontrer ceux qui font ces musiques, pour m’inscrire dans cette continuité, à la fois par amour de la musique et par frustration de ce qui se passait dans mon pays.
Il y a une chanson dans l’album, Inside The Morning Glory… Ça aussi c’est un indice [NdT : c’est un autre nom donné à la fleur sur la pochette]. Il y a une partie chantée mélodique, mais qui n’est pas dans un langage spécifique. C’est à la fois une réaction physique aux sons, un besoin de protéger une part de secret, et surtout une manière d’entrer en résonance avec cette continuité.
On revient à ce que je disais sur le langage. Au fond, on veut communiquer avec les autres. C’est la même logique : une ligne qui se transforme. Pour son travail ethnographique, Zora Neale Hurston a réalisé des enregistrements audios de gens racontant leur folklore. Il y a une telle richesse de son, on entend des Afro-Américains du centre de la Floride qui tentent de parler une langue que leur corps n’habite pas naturellement. On perçoit alors des « glitchs », comme en musique électronique. Quand les mots s’étirent, ça me rappelle les boucles mélodiques ou rythmiques. La beauté est dans cette transformation : je ne cherche pas la précision ni la perfection.
NB : Il y a un autre morceau qui évoque une figure folklorique, John Henry. Peux-tu nous parler de ta version de cette histoire ? Qui est John Henry ?
BLG : Je ne sais pas si je devrais vraiment raconter ça. Pourquoi en parler ? John Henry, c’est l’histoire classique de l’homme contre la machine. C’était un ouvrier du rail, à l’époque où l’on introduisait une nouvelle technologie pour poser les voies ferrées, qui remplacerait les ouvriers pour aller plus vite. John Henry était un homme noir puissant qui s’est dit : « je peux battre cette machine. » On raconte qu’il a saisi deux marteaux et qu’il s’est lancé dans une course contre cette machine qui menaçait de remplacer la main-d’œuvre humaine.
Aujourd’hui, on affronte d’autres machines : celles qui remplacent l’humain, mais aussi des machines systémiques, qui nous accablent de violence et d’inégalités. Ce morceau, c’est ma version de cette histoire, mais avec une machine différente. Depuis, John Henry est toujours avec nous. On savait dès le départ qu’il mourrait le marteau à la main.
Quand je pense à la culture hip-hop et au quartier d’où je viens, surtout à l’époque où j’étais enfant, le marteau c’était aussi une arme, le marteau d’un pistolet. Pour moi, John Henry, c’est l’expérience d’être un enfant plongé dans un système qui le dépasse. J’étais encore en train d’apprendre ce qu’était ce système, mais à sept ans déjà, j’étais à l’intérieur, dans un environnement marqué par la violence. Un autre système qui condamne les gens à souffrir d’une certaine manière. Alors ce moment de John Henry, c’est à la fois moi qui en suis témoin, moi qui le vis, et lui qui est là pour nous protéger. Oui… ça va plus loin, mais… [silence]
NB : Dans l’extrait qui suit, Hurston présente l’esprit High John de Conquer comme un cadeau des Noir·es à l’Amérique. Elle écrit : « Son peuple avait désormais leur liberté, leur rire, leur chant. Ils l’avaient troqué aux autres Américains pour des choses qui leur étaient utiles, comme l’éducation, la propriété et la reconnaissance. High John savait qu’il devait en être ainsi ; il pouvait donc s’enraciner dans la terre du Sud des Etats-Unis, avec son sourire énigmatique au coin des lèvres, et attendre. »
Que troques-tu pour ta musique, ou pour le don de la musique ?
BLG : Je dirais… pour d’autres musiques. Mais des musiques humaines. La musique qu’il y a entre les gens : l’amitié, l’énergie pour avancer et persévérer. Des petits conseils sur comment survivre sur cette planète. Mes disques, pour moi, sont une collection de tout ça — de la sagesse que j’ai reçue de gens que je connais, ou même de personnes un peu plus éloignées. Je fais de la musique pour échanger ce sentiment-là. Pour apprendre davantage, pour apprendre à partager davantage. Pour transmettre ces petites astuces qui permettent d’aller de l’avant, et de rester vif, résilient.
Quand je demandais comment explorer de nouveaux territoires, de grands improvisateurs me disaient : « Tu y es déjà. Il faut simplement être présent, être à l’écoute. Tu es le passage ».
Je fais de la musique pour encourager les gens : qu’ils se disent « ouais, on peut le faire, allons-y ». Même si ton son ne fait qu’ouvrir un passage, il permet à d’autres, plus jeunes ou plus vifs, d’aller plus loin. Quand le chemin se dégage, que les allers-retours sont rendus possibles et sûrs, l’élan collectif prend de la force et de l’ampleur.
On nous présente à tort les dynamiques d’oppression et de libération comme une série de ruptures : « l’esclavage c’est terminé, vous êtes libres maintenant. La ségrégation est abolie, vous n’êtes plus victimes de racisme. » Mais le climat actuel n’est pas un accident temporaire, c’est juste l’expression à voix haute de logiques d’oppression qui n’ont jamais cessé d’exister dans ce pays, et partout ailleurs.
Il existe sans doute des versions de John Henry partout dans le monde, dans toutes les cultures : ce personnage qui dit « La machine ne gagnera pas. Et si elle gagne, je mourrai en essayant de l’empêcher. » On peut entendre des références à John de Conquer, magnifiquement déformées par le temps, dans l’histoire du blues : John Conka, John Conqueroo — le mot change, mais le sens reste, grandit encore et encore. [il montre la pochette du disque] D’ailleurs, beaucoup de ces musiciens avaient un bulbe dans leur poche. C’est comme tout le folklore, toutes ces vérités et magies : les gens qui ont survécu sur cette terre bien avant nous ont trouvé des manières de s’en sortir. Tout cela fonctionne encore. La recette de ton arrière-grand-mère reste géniale. On peut toujours s’écrire des lettres si on veut. Je n’en n’écris pas personnellement mais c’est beau de voir que toutes ces anciennes façons de faire perdurent. Et ça rappelle aux gens que, dans chaque culture, il y a ces savoirs enfouis, ces chemins tracés par d’autres pour nous aider à traverser les temps difficiles.
Il y a beaucoup de choses dont je ne suis pas sûr, mais sais que ça, c’est merveilleux. Ça me donne de la force et de l’amour. Une chose est certaine : je mourrai en faisant de la musique et en partageant des histoires. C’est en quelque sorte ma façon de me rebeller, tu vois ?
Ben LaMar Gay est en concert à la Dynamo le mardi 7 octobre 2025.